Gilets jaunes : la révolte de la « France d’en bas »
Vendredi 30 novembre 2018
Après quelques temps d’interrogations diverses sur la nature de ce mouvement, après avoir été un temps tenté d’avaler le discours sur son caractère fascisant, il semble que se fasse jour une certitude : ce mouvement dit des « Gilets jaunes », loin de ressembler aux ligues fascistes de février 34 auxquelles Castaner tente de nous faire croire, ressemble bien davantage à toutes ces révoltes qui ont émaillé l’histoire de ce pays, le conduisant même et y compris à ne faire rien moins que « la Grande Révolution ». Il est évidemment bien trop tôt pour dire que c’est un tel chemin qu’il va emprunter ou si, comme on peut le craindre, il finira dans la confusion, le délitement, le découragement, etc. Une chose est sure : contrairement à ce que ne cessent d’affirmer les médias de cour, le mouvement ne s’essouffle en rien. Les barrages filtrants continuent avec un soutien massif de la population. On frise maintenant les 80 % d’opinions favorables ! Du jamais vu. Bien sûr, tous « ces gens de peu », ces « gens qui ne sont rien » ne peuvent être sur les barrages 24 h sur 24, dans le froid et la pluie. Ils ont un travail, des enfants, des fins de mois difficiles qui n’autorisent pas la moindre absence. Bref, c’est toute cette France constituée d’ouvriers et d’employés, auxquels se joignent des retraités, ce sont toutes ces « classes moyennes inférieures » qui sont dans l’action. C’est cette France « invisible » qui, comme l’a fort justement souligné François Ruffin, se rend visible avec son gilet jaune. C’est la France sur laquelle des sociologues, des intellectuels comme Christophe Guilluy, ont tenté d’attirer l’attention, la « France périphérique » qui a pris le mord aux dents. Parti sur une affaire de hausse du prix des carburants vendue par le pouvoir comme une mesure « écologique », il apparaît maintenant assez clairement que cette question est devenue accessoire et que le « cahier de revendications » s’étoffe singulièrement. « Macron, démission ! » est devenu un cri de ralliement. Autrement dit, et même s’il s’en défend, le mouvement des gilets jaunes fait de la politique. C’est une lame de fond, un « dégagisme » profond qui se montre et, pour le moment, cherche encore à s’organiser. Contradiction dans les termes puisque, par son expression, il tend à se refuser à tout mode organisé et qu’il pense que Facebook ou Discord peuvent lui suffire. Cette difficulté à s’organiser est évidemment pain bénit pour le pouvoir qui n’a pour seule ambition que de laisser pourrir le mouvement sans rien céder, ni sur le carburant ni, bien évidemment, sur le reste, tout le reste. Pour autant, d’aucuns s’interrogent sur la capacité de ce pouvoir à résister, à tenir. Comme on le sait, la majorité parlementaire est pure fiction politique et pur produit d’institutions ineptes. Ces députés LREM ne peuvent manifestement rien faire, ni au parlement, ni dans leur circonscription. Ceux qui s’y sont essayés ont subi des revers cuisants. Certains d’entre eux ont même vu des gilets jaunes manifester sous leurs fenêtres, à leur domicile. Quelle horreur ! Des gueux sous leurs fenêtres… Quant aux ministres, dont la plupart sont à peine connus en dehors de leur famille, inutile de dire que s’il leur est conseillé d’aller au front expliquer le sens de leur politique, bien peu oseront le faire et encore moins le feront avec succès. Ils sont évidemment inaudibles et profondément rejetés. Reste donc le pouvoir dans sa quintessence, l’Élysée, Matignon et la Place Beauvau, pour faire simple. Le Premier ministre est en première ligne et n’a rien à proposer. Tout juste consent-il à « écouter » des représentants de Gilets jaunes dont, par ailleurs, nul ne connaît la réelle représentativité et à promettre de multiples réunions décentralisées dans les trois mois qui viennent, autant dire rien. Quant au « boss », Emmanuel Macron, il explique dans une conférence de presse tenue à Buenos-Aires ce 29 novembre à l’occasion du G20 qu’il ne reculera pas, persiste sur la nature « écologique » et donc incontournable de l’augmentation sur l’essence « pour sauver la planète » et félicite le pouvoir argentin de faire des réformes impopulaires. On se pince…
De sorte qu’au terme de ces trois semaines de conflit et à la veille d’un nouveau samedi de manifestations et blocages, on voit mal comment tout cela peut tourner. Une chose est sure, la tentative de Castaner de présenter les « casseurs » des Champs-Élysées de samedi dernier comme une réminiscence des ligues factieuses de février 34 a totalement échoué. Les personnes qui sont passées en comparution immédiate suite aux affrontements des Champs-Élysées du samedi 24 n’ont à voir ni avec les Black Blocs réputés être d’ultra-gauche ni avec des mouvements d’extrême-droite. Ce sont toutes de simples gens, jeunes, un peu plus énervés que les autres, sans profil politique particulier, bref des Gilets jaunes « fâchés mais pas fachos »…
Une Marianne en gilet jaune sur les Champs-Élysées ce samedi 24 novembre…
Du côté des partis politiques, tous, en dehors de LREM et sa périphérie – LR compatibles façon Juppé et MoDEM – soutiennent le mouvement mais prennent bien garde à ne pas se voir taxés de « récupération ». Le PS, enfin, ce qu’il en reste, soutient du bout des lèvres mais n’appelle pas à se joindre au mouvement, Marion Maréchal-Le Pen montrera son minois tandis que Jean-Luc Mélenchon défilera à Marseille « si ça ne pose pas de problème »… Côté syndical, même chose. La CFDT, sans surprise, ne soutient pas le mouvement et les autres organisations voient avec quelque inquiétude leurs militants, leurs adhérents participer du mouvement et tentent de « raccrocher les wagons », de « prendre le train en marche ». Avec plus ou moins de bonheur puisque leur outil traditionnel de lutte, la grève, ne semble pas être à l’ordre du jour. La CGT, dans le cadre de sa journée annuelle contre la précarité appellent à manifester « pour le pouvoir d’achat » ce samedi. On verra donc, dans la rue, se dérouler des défilés divers et très variés qui vont être ici séparés, là se réunir ou converger. Si l’on peut prévoir sans risque que la mobilisation sera forte dans l’ensemble des villes « périphériques », et en dehors des Champs-Élysées vers lesquels se tourneront ad nauseam les chaînes d’information en continu, il sera intéressant de voir ce qui se passe dans les grandes agglomérations. Pour le moment, et alors que les causes ne manquent pas, on ne peut qu’observer le grand silence des « banlieues », des « territoires perdus de la République ». De même, et avec une sociologie totalement contraire, Paris, Lyon, les « centre villes » sont calmes. C’est sans doute ce constat qui a poussé Frédéric Lordon et son compère François Ruffin, dans le cadre du mouvement « La Fête à Macron ! » à tenter de réactiver « Nuit debout » ce 29 place de la République. Le succès fut d’estime, quelques milliers de participants tout au plus, mais c’est une graine. Il n’est pas non plus sans intérêt d’observer que des lycéens se mettent en mouvement et que ça frémit sur certains campus. Bref, il n’est pas totalement absurde d’espérer que la mayonnaise prenne. Noël est encore loin. Aucune des manœuvres dilatoires du pouvoir n’a la moindre chance de réussir. Plus de 80 % de la population est favorable au mouvement. Les fins de mois difficiles ne sont pas le seul apanage de la France « périphérique », le mécontentement est énorme et, cerise sur le gâteau, la figure emblématique des « premiers de cordée », Carlos Gohn, vient de se faire pincer au Japon au motif de dissimilation fiscale et abus de biens sociaux (il est vrai qu’avec près de 47 000 €/jour, 40 SMIC/jour, sans parler des avantages annexes, on comprend qu’il répugne à payer des impôts et, parole de Bruno Lemaire, rien de tel ne se passe chez nous…)
Bref, le pouvoir est à la peine et son incompétence, son incapacité à « faire de la politique » est flagrante. Incapable de céder sur la marge, tel l’ISF dont le montant correspond exactement à la hausse de la taxe sur les carburants, il risque de devoir céder sur l’essentiel si le mouvement s’amplifie. Être droit dans ses bottes n’a pas réussi à l’un de ses soutiens en 1995. Il devrait peut-être s’en souvenir et se réciter le Chêne et le Roseau. À vouloir ne rien céder, il risque rien moins que de rompre. C’est en tout cas là tout le bien qu’on lui souhaite…
Quelques analyses sur le mouvement des ?Gilets jaunes” en guise de complément :
- Le mouvement des Gilets Jaunes : de la protestation à la colère, de la colère à la crise politique, par Jacques Sapir ;
- Analyse du mouvement des “gilets jaunes” par Danielle Tartakowsky, historienne spécialiste des mouvements sociaux, pour les Inrocks ;
- Gérard Noirel, Les gilets jaunes et les « leçons de l’histoire » ;
- Discours de Frédéric Lordon, discours de François Ruffin, place de la République, jeudi 29 novembre.
@ suivre...
P.S. : le silence des intellectuels, des artistes, durant ce mouvement est assourdissant. Un baladin a toutefois décidé d'exprimer à sa façon son soutien à cette “France d'en bas” que les autres méprisent tant. C'est Pierre Perret et voici ce qu'il écrit :
« Ma France à moi
C’est celle de 1789, une France qui se lève, celle qui conteste, qui refuse, la France qui proteste qui veut savoir, c’est la France joyeuse, curieuse et érudite, la France de Molière qui tant se battit contre l’hypocrisie, celle de La Fontaine celle de Stendhal, de Balzac, celle de Jaurès, celle de Victor Hugo et de Jules Vallès, la France de l’invention, des chercheurs, celle de Pasteur, celle de Denis Papin et de Pierre et Marie Curie, la France des lettres, celle de Chateaubriand, de Montaigne, la France de la Poésie, celle de Musset, d’Eluard, de Baudelaire, de Verlaine et celle d’ Aimé Césaire, la France qui combat tous les totalitarismes, tous les racismes, tous les intégrismes, l’obscurantisme et tout manichéisme, la France qui aime les mots, les mots doux, les mots d’amour, et aussi la liberté de dire des gros mots la France qui n’en finira jamais de détester le mot «soumission» et de choyer le mot révolte.
Oui ma France à moi c’est celle des poètes, des musiciens, celle d’Armstrong, celle de l’accordéon, celle des chansons douces, des chansons graves, des espiègles, des humoristiques, des moqueuses ou celles truffées de mots qui font rêver d’un amour que l’on n’osera jamais déclarer à celle qu’on aime.
Ma France à moi c’est celle de Picasso, de Cézanne et celle de Soulages, celle d’Ingres, celle de Rodin, la France des calembours, des « Bidochons », celle de la paillardise aussi bien que celle du « chant des partisans ».
Ma France c’est celle de Daumier, celle de l’» Assiette au beurre », du « Sapeur Camembert », celle de Chaval, celle de Cabu, de Gottlieb, de Siné, celle du « Canard », de « Fluide Glacial » et de « Charlie », drôles, insolents, libres !
Ma France, c’est aussi celle des dictées de Pivot celle de Klarsfeld et celle de Léopold Sedar Senghor, la France des « Enfants du Paradis » et des « Enfants du Veld ’hiv », celle de la mode libre, celle de la danse, des flirts et des câlins, celle de la musique douce et des rock déjantés, celle de la gourmandise, ma France à moi c’est une France capable de renvoyer dos à dos la Bible et le Coran s’il lui prend l’envie d’être athée.
Eh oui ! Ma France est une France libre, fraternelle et éternellement insoumise aux dictats de la « bienpensance ».
Il n’est qu’en respectant toutes ces diversités qu’on arrive un jour à vivre la « douce France » de Trenet. Celle qui m’a toujours plu et que notre jeunesse lucide et combative fera perdurer par-delà les obscurantismes.
Figure révolutionnaire emblématique durant « La commune », le « Père Duchêne » écrivait au frontispice du journal qu’il publiait en 1793 : « La République ou la Mort ! » Son journal coûtait 1 sou… mais on en avait pour son argent. »
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 61 autres membres